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Antonio Pagnotta, « Le dernier homme de Fukushima » – Prix du Livre Environnement 2014

4 Mar 2015

Remise de prix et entretien avec Antonio Pagnotta, lauréat du Prix du Livre Environnement 2014, pour son ouvrage « Le dernier homme de Fukushima ».

Discours de réception du Prix du Livre Environnement 2014
par le lauréat Antonio Pagnotta
Grenoble le 30 novembre 2014

« Madame, Monsieur,

Loin d’être un scientifique de l’atome, je suis photojournaliste et les connaissances scientifiques que je possède sur le nucléaire ont été acquises, non pas dans les livres, mais sur le terrain, là où les catastrophes nucléaires sont arrivées. Mon métier est celui du reporter qui fournit un témoignage en prise directe sur un événement. En suivant la voie tracée par Nicolas Bouvier dans ses magnifiques ouvrages sur le Japon, le photographe peut devenir conteur, puis écrivain et utiliser ses mots pour compléter ses images.
Plus que mon travail, c’est sans doute Naoto Matsumura que l’on veut récompenser pour son action de résistance passive si courageuse face à ce désastre multiple. Je profite de cette occasion pour remercier la maison de la Nature de l’environnement de l’Isère pour le soutien apporté à la protection du vivant et au futur de la France.
Deux notions sont très fortes dans l’archipel : Giri et Ninjo, ce qui signifie en japonais : ce que l’on doit après avoir reçu. Amitié, solidarité, aide, affection. Au Japon, ce que l’on a reçu, il faut le transmettre et permettre le flux d’énergie vital d’irriguer toute la société. En cela, c’est le lien entre les personnes et les tous les êtres, le fameux kizuna, qui donne le sens d’appartenance à un groupe. Pour avoir vécu une décennie dans l’archipel, je sais avoir beaucoup reçu et lorsque le désastre a frappé le Japon, j’avais le devoir de rendre l’énergie que j’avais sentie couler à travers de moi. J’avais donc le devoir d’aider.
Mon métier de raconteur existe depuis qu’Ulysse est parti pour accomplir son long voyage et que son récit nous est parvenu. Depuis que l’Odyssée a été écrite, l’homme se reconnaît dans autrui et parce que le sens de la vie est universel, il se reconnaît avant tout dans les tourments infligés à autrui par un destin barbare ou par une élite de technocrates.
Comment aider face à une triple catastrophe de dimensions aussi colossale et face à laquelle tous, scientifiques et technocrates, Premier ministre et ménagères, sont restés abasourdis.
Sous une avalanche de chiffres astronomiques, il me fallait extraire cette catastrophe des données scientifiques, des statistiques écrasantes et d’une logorrhée de jargon technique. Comment rendre ce lointain pays, proche de nous et de notre vie quotidienne ? La catastrophe nucléaire ne prendrait de sens réel que si le monde entier pouvait ressentir le malheur d’une seule personne et non pas d’une statistique, si un être humain pouvait incarner le drame, et sa souffrance être racontée, tel Ulysse dans son voyage par-delà les mers.
Mon travail de journaliste a été de décrire l’odyssée solitaire d’un homme résistant dans un océan de radiations et pris dans les tenailles d’une bureaucratie aveugle. Il me fallait raconter comment la catastrophe nucléaire lui avait tout pris, famille, communauté, rizière, futur ; comment la fusion du cœur de trois réacteurs atomiques lui avait tout volé, sauf l’honneur, et que cet homme se battait pour l’unique chose qui lui restait, c’est-à-dire sa dignité. Pour cette dignité qu’on veut lui prendre malgré tout, il va se battre.
Mon acte de témoignage, ce livre, qui est lauréat du prix Environnement 2014, est simplement le reflet de son combat, grand et, par beaucoup d’aspects, incroyable, il est unique dans l’histoire des catastrophes nucléaires. Et donc aussi unique dans l’histoire de l’humanité. Cette ère nucléaire dans laquelle nous vivons est très particulière : l’homme pour la première fois est en mesure de modifier son environnement ; c’est-à-dire qu’il est en mesure de le détruire.
Dans la précédente catastrophe nucléaire, celle de Tchernobyl en 1986, lorsque l’on cherche un être vivant, symbole de cet événement, on ne trouve pas d’homme, mais un animal, le veau à deux têtes, un fœtus déformé par les césiums radioactifs. La figure humaine n’apparaît pas. Un visage humain est absent. Dans celle de Fukushima, c’est un homme en colère qui se dresse alors que tous fuient et se soumettent à leur destin ou pire à l’autorité. Et dans son désespoir, il va aider plus faible que lui, les animaux abandonnés, chats, chiens, autruches et surtout les vaches. Pendant des mois, alors que les animaux ont été condamnés à l’abattage immédiat, il va défier les autorités par une action très simple : en les empêchant de mourir de faim. Dans un geste de compassion spontanée, il les a nourris durant trois ans ; c’est-à-dire jusqu’à aujourd’hui. Il a évité que la vie ne meure.
Le premier lien, le premier kizuna tissé par l’homme avec l’animal a été avec la vache pour sa force ou son lait. Et lorsque la vache est en danger, l’homme l’est aussi.
Lorsque je suis allé à la rencontre de Naoto Matsumura dans la zone interdite, c’était aussi un peu l’Occident qui venait témoigner des souffrances de l’Extrême-Orient. D’une certaine façon, en mars 2014, lorsque Naoto Matsumura a accompli le voyage de Fukushima à Fessenheim, c’était l’Extrême-Orient qui venait avertir l’Occident que la catastrophe que les Japonais avaient toujours cru impossible était une réalité ; à son sens, ainsi qu’au mien, L’accident est inéluctable en France.
Après son voyage en France jusque Fessenheim, de retour dans sa ville de Tomioka dans la préfecture de Fukushima, Naoto Matsumura, qui décidément apprend vite, a transporté avec son ami fermier Yoshizawa, un témoin vivant, survivant il faut dire, de la catastrophe, une vache irradiée de Fukushima jusqu’au cœur du pouvoir administratif du japon, dans le quartier de Nagata-cho, pour la montrer aux fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. La fourrure de la vache était constellée de taches blanches ; leur message était clair, aujourd’hui les vaches et demain les hommes. La vie, toutes les vies méritent d’être protégées. Protégée par Matsumura et Yoshizawa, la vache irradiée est devenue le symbole vivant de la tragédie de Fukushima ; le symbole de la destruction du lien de l’homme avec la terre et le vivant. Mais aussi, du terrestre au spirituel, on ne peut s’empêcher de penser à l’apôtre Luc dont l’animal symbole est le taureau.
Pouvons-nous nous passer des animaux ? C’est une question et une réponse qui semblent évidentes, mais aujourd’hui les premières mutations sont observées sur les insectes ; pouvons-nous nous passer des insectes ? La vache irradiée est une parabole, tout le vivant est irradié. Pouvons-nous nous passer de la vie ?
Pour aller au de-là du livre et maintenir le lien avec Naoto Matsumura et ses animaux, sur l’impulsion d’une consœur Sophie Mouton-Brisse (un nom prédestiné à la protection animale), une association a été créée en octobre. Son nom est Kizuna et vous êtes les bienvenus pour en devenir membre.
Le combat non-violent de Naoto Matsumura nous apprend qu’une catastrophe nucléaire nous vole notre présent, mais aussi notre futur. Le combat antinucléaire est celui de l’attachement à la terre et à la terre du Japon et de France, ces terres qui doivent pouvoir nourrir les générations à venir. Je voudrais ajouter que le combat antinucléaire n’est ni de droite, ni de gauche. Pour avoir observé en direct la catastrophe de Fukushima, je sais que les patrimoines immobiliers, fonciers, agricoles et industriels sont détruits autant que les gènes de l’être humain et ceux de l’animal. Tout est abîmé, voire irrémédiablement détruit par les radiations. Le génome irradié, c’est le lien à nos ancêtres, à nos aïeux, qui est coupé autant que la culture et les traditions d’une région sont endommagées. Le combat antinucléaire n’est ni de droite, ni de gauche, il est celui du bon sens. »

Antonio Pagnotta